Quand on pose la question « qui dirige la France ? », l’image qui vient à l’esprit est le plus souvent celle du Président de la République (Manu, si tu nous lis).
Mais, et le Premier ministre ? C’est quand même lui le chef du gouvernement, donc le chef de l’exécutif. LE chef ? Non, UN des chefs de l’exécutif. Le Président et le Premier ministre se partagent les compétences : si le Premier ministre est le chef du gouvernement, le Président est lui le chef de l’Etat. Dans un monde parfait, ce partage serait clair, équitable et sans ambiguïté. Mais nous ne sommes pas dans un monde parfait.
C’est la Constitution de 1958 qui définit les rôles de chacun, or le texte est suffisamment vague pour donner libre cours à l’interprétation de chaque Président et ainsi favoriser le travail collaboratif, la franche camaraderie, mais aussi (surtout) les tensions internes et rapports de force.
Et De Gaulle… créa la Ve République
Pourquoi, me direz-vous, les rédacteurs de la Constitution ne l’ont-ils pas fait plus précis ce foutu texte ? C’était bien la peine de réunir le gratin politique de l’époque pendant des mois pour finir avec un ensemble d’articles vagues propices aux discordes au sommet de l’Etat. Avant d’envisager un lynchage public posthume, il faut se remettre dans le contexte de 1958 qui n’a rien à voir avec celui d’aujourd’hui.
L’économie, en peine mutation, est alors de plus en plus florissante dans cette période des Trente Glorieuses, et pourtant les gouvernements de la IVe République ne tiennent chacun que quelques mois du fait des jeux d’alliance à l’Assemblée nationale. A l’époque c’est en effet l’Assemblée qui contrôle l’exécutif ; le moindre changement d’alliance dans l’hémicycle signifie donc un changement de gouvernement. 24 gouvernements en 11 ans d’une durée de 1 jour à 16 mois. Niveau stabilité politique, on a fait mieux… D’autant que la France est à cette même période embourbée dans des mouvements de décolonisation plus ou moins pacifiques.
En 1954 le gouvernement français avait dû se résoudre à signer l’indépendance des territoires de l’Indochine après huit ans de guerre[1]. En 1958, c’est en Algérie le début d’une nouvelle crise coloniale qui deviendra elle aussi très vite une guerre jusqu’en 1962. Les gouvernements de la IVe République sont incapables d’y faire face, c’est la crise de trop. Pour sortir la France de cette impasse on rappelle alors le Sauveur, le Vainqueur de la Seconde Guerre mondiale, l’Homme du 18 juin, aka le Général de Gaulle.
Or, De Gaulle avait refusé de participer aux gouvernements de la IVe République car farouchement contre la prédominance du Parlement sur l’exécutif. Pour De Gaulle, on ne pouvait avoir un Etat stable et fort qu’avec un Président de la République aux pouvoirs importants comme incarnation de cet Etat. La France avait besoin d‘un Boss. Son retour en politique en 1958 s’est donc fait à une condition : s’asseoir sur la IVe République et se mettre autour d’une table pour écrire une nouvelle Constitution, celle de la Ve République. Celle que nous avons encore aujourd’hui, à quelques modifs près.
Du problème de porter du sur-mesure taillé pour De Gaulle
On comprend donc pourquoi le Président de la République a aujourd’hui une place si importante dans la vie politique en France, c’était une volonté de De Gaulle. Mais ça n’explique toujours pas l’utilisation de formulations aussi vagues dans la Constitution. Des mois pour arriver à « ça » ? Un petit exemple pour que ce soit plus clair :
Article 9 : « Le Président de la République préside le Conseil des ministres. »
Article 21 : « Le Premier ministre dirige l’action du gouvernement. »
Voilà. Du coup, ça se passe comment ? Les Ministres suivent le Premier Ministre ou le Président de la République ? Et en cas de divorce entre les deux, c’est garde alternée ou le Président qui a le dernier mot ? C’était bien la peine de faire plancher pendant des mois un comité présidé par De Gaulle en personne si c’était pour ne pas prévoir ce cas de figure assez évident… Mais comme on l’a vu, le contexte économique était différent, et surtout le Président était désormais De Gaulle, héros, homme fort de la République et fervent partisan d’une figure présidentielle prééminente. La prédominance du Président sur le Premier ministre était donc de fait évidente.
Or depuis, entre périodes de cohabitation et luttes internes au sein des partis au pouvoir ou encore préparation des prochaines élections présidentielles, les relations entre Président et Premier ministre ont été et sont tout sauf évidentes.
On l’a vu sous Mitterrand puis sous Chirac, en cas de cohabitation l’influence du Président est amoindrie puisque le Premier Ministre appartient obligatoirement au parti qui a la majorité à l’Assemblée nationale et donc qui vote les lois. Plantu en avait d’ailleurs fait un dessin de presse devenu célèbre lorsque Mitterrand (socialiste) était Président de la République et Chirac (RPR) son Premier ministre.
Président, une fonction à part
Quel que soit le contexte, bromance ou cohabitation, le Président garde des compétences bien à lui, dites sans contreseing, c’est-à-dire sans avoir besoin de la signature du Premier Ministre pour valider sa décision. C’est le cas notamment du pouvoir de dissoudre l’Assemblée nationale ou encore d’obtenir pour un mois renouvelable les pleins pouvoirs en cas de menace grave pour la République.
En ce qui concerne les pleins pouvoirs, il est nécessaire de s’arrêter un instant sur cette mesure a priori antidémocratique. Là encore avant de se mettre à dépaver les rues, il faut comprendre le contexte. Pour De Gaulle, inscrire dans la Constitution la possibilité pour le Président d’avoir ponctuellement tous les pouvoirs n’avait pas pour but de satisfaire un obscur désir de dictature à la française, mais simplement d’empêcher un nouveau juin 40.
Petit rappel de la situation au moment où De Gaulle est devenu l’homme du 18 juin. En 1940, nous sommes sous la IIIe République et Albert Le Brun est alors Président. A cette époque le Président n’a pas énormément d’influence, la majeure partie du pouvoir se trouvant entre les mains du Président du Conseil, l’équivalent du Premier ministre aujourd’hui. Depuis quelques mois, nous sommes officiellement en guerre contre l’Allemagne, depuis le 1er septembre 1939 très précisément. Sauf qu’entre septembre 1939 et mai 1940, il ne s’est rien passé sur le front Ouest. Les mobilisés attendent une attaque allemande qui ne vient pas. C’est finalement en mai 40, après neuf mois d’attente que l’Allemagne lance ses attaques. Son objectif : frapper vite et fort. En deux mois l’Europe de l’ouest est occupée, Grande-Bretagne mise à part.
Quand les Allemands sont arrivés en France, panique à bord, l’Etat prend ses clics et ses clacs en vitesse pour déménager à Vichy avant l’arrivée des nazis à Paris. L’idée est alors de maintenir le pouvoir en place coûte que coûte pour ne pas perdre le contrôle total de la France. Face à une telle raclée, le gouvernement français sort son Joker, héros de 14-18 : le Maréchal Pétain. S’il avait su remotiver de pauvres bougres enfoncés depuis des mois dans la boue et la vermine et tentés par la mutinerie à Verdun en 1917, il pouvait gérer ça. Du coup, dès que les Allemands ont déferlé en France par la Belgique, Pétain a été nommé Vice-président du Conseil. Puis, quand un mois plus tard le gouvernement comprend que la situation commence vraiment à sentir mauvais, il est nommé Président du Conseil. Au-dessus de lui ne reste alors plus que le Président de la République, Albert Le Brun. Mais quand le lendemain de sa nomination, Pétain appelle à l’arrêt des combats en vue de signer un armistice avec l’Allemagne, Albert le Brun n’est pas en mesure de s’y opposer car ses pouvoirs ne le permettent pas. C’est justement ça que De Gaulle a voulu éviter de reproduire par l’article 16 de la Constitution. Si Le Brun avait eu cet article, il aurait pu empêcher Pétain de signer l’armistice et de collaborer. Qu’y aurait-il eu à la place ? Pour le meilleur et pour le pire, personne ne le saura.
Voilà donc ce qui explique la possibilité aujourd’hui pour le Président de prendre les pleins pouvoirs en cas de menace sur l’intégrité de la République et la Constitution. Qu’on soit pour ou contre, cet article ne vient pas de nulle part, il a une histoire.
Mais surtout, ce qui différencie le Président du Premier ministre est la question de la responsabilité. Alors que le Premier ministre est responsable, le Président est lui considéré comme irresponsable par la Constitution. En d’autres termes, le Premier ministre peut avoir à répondre des décisions qu’il prend devant une cour de Justice, alors que le Président ne peut être poursuivi pour les décisions prises en lien avec sa fonction, sauf en cas de haute trahison, et ne peut être poursuivi pendant son mandat pour des actes sans lien avec sa fonction (vandalisme, atteinte à la pudeur, fraude fiscale, …) commis avant ou pendant son mandat. En revanche, une fois les clés de l’Elysée rendues, les juges pourront lui tomber dessus. Cette irresponsabilité présidentielle a pour but de garantir la stabilité de l’Etat quoiqu’il arrive, réaffirmant le Président de la République comme la pierre angulaire du régime en France.
Au-delà de la fonction, l’aura
Depuis 1958 la Constitution a été plusieurs fois modifiée et les pouvoirs du Président actualisés, mais il demeure l’élément majeur de la Ve République. Cette prépondérance du Président en France va d’ailleurs bien au-delà des simples prérogatives accordées par la Constitution. Le poste n’est pas vu comme une simple fonction d’Etat et le Président comme un simple représentant temporaire et de la population. Ce qui est attendu à chaque nouveau mandat c’est un véritable charisme, un destin de chef providentiel. Dès lors qu’il met un pied à l’Elysée, le Président semble cesser d’être vu comme un simple citoyen, il semble attendu comme un sauveur, capable par sa simple présence à l’Elysée et ses promesses de régler tous les problèmes du pays. Cette recherche consciente ou non d’un superman comme Président, la cape, les collants et le slip apparent en moins, est caractéristique du système républicain français et pour plusieurs raisons. A titre de comparaison, l’Allemagne est elle aussi une République, mais son Président a un rôle plus représentatif qu’exécutif. C’est le Chancelier, en l’occurrence la Chancelière, qui a les rênes du pouvoir, le Président ayant lui pour rôle d’être le garant de l’unité de la nation. Il incarne les valeurs fondamentales de la République et se présente comme un recours si celles-ci sont menacées, mais ce n’est pas lui qui met les mains dans le cambouis de la pratique du pouvoir. Ainsi, si une crise survient le Premier Ministre fait office de fusible, tandis que le système républicain incarné par le Président reste stable malgré la tempête. C’est du moins l’idée.
L’aura présidentielle va donc en France au-delà de simples compétences institutionnelles, au point que Charles de Gaulle parlait de « monarchie présidentielle ». On peut dès lors s’interroger sur la place du Président de la République non pas dans les textes mais dans l’inconscient collectif. Une place qui va bien au-delà de ce qui est écrit dans les articles froids et fonctionnels de la Constitution.
C’est ce que nous verrons dans le prochain article…
BIBLIOGRAPHIE
Ouvrages :
Carcassonne Guy, Chevalier Jean-Jacques, Duhamel Olivier. Histoire de la Ve République (1958-2009), Dalloz-Sirey, 2009 (13e édition)
NB : une nouvelle édition (1958-2017) est également disponible.
François Bastien. Le régime politique de la Ve République, La Découverte, coll. Repères, 2004 (2e éd.)
Sirinelli Jean-François. La Ve République, PUF, coll. Que sais-je ?, 2008
Sites :
Conseil constitutionnel. Les révisions constitutionnelles [en ligne] http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/la-constitution/les-revisions-constitutionnelles/les-revisions-constitutionnelles.5075.html
Conseil constitutionnel. Texte intégral du 4 octobre 1958 en vigueur [en ligne] http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/la-constitution/la-constitution-du-4-octobre-1958/texte-integral-de-la-constitution-du-4-octobre-1958-en-vigueur.5074.html
Direction de l’information légale et administrative. Les pouvoirs exceptionnels du Président [en ligne] http://www.vie-publique.fr/decouverte-institutions/institutions/approfondissements/pouvoirs-exceptionnels-du-president.html
Direction de l’information légale et administrative. Qu’en est-il de la responsabilité pénale, civile et administrative du président de la République ? [en ligne] http://www.vie-publique.fr/decouverte-institutions/institutions/fonctionnement/president-republique/role/qu-est-il-responsabilite-penale-civile-administrative-du-president-republique.html
Direction de l’information légale et administrative. Quelles sont les responsabilités du Premier ministre et des membres du Gouvernement ? [en ligne] http://www.vie-publique.fr/decouverte-institutions/institutions/fonctionnement/premier-ministre/pouvoirs/quelles-sont-responsabilites-du-premier-ministre-membres-du-gouvernement.html
[1] La décolonisation est un sujet trop complexe pour être abordé en deux lignes. Ce sera sans doute l’objet d’un futur article.
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