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Déformer l’histoire pour briller en société Episode 1

By Laëtitia • 21 mai 2017 • Billet d'humeur

« La France n’est pas responsable du Vel d’Hiv’ »

Le 9 avril dernier Marine Le Pen était interviewée par le « Grand Jury ». Elle y déplorait la déclaration officielle faite par Jacques Chirac en 1995 sur la responsabilité de la France dans la Rafle du Vel d’Hiv’. Qu’avait-il bien pu dire pour la contrarier ?

L’Etat français, responsable de la Rafle du Vel’ d’Hiv’

Le 16 juillet 1995, Jacques Chirac, alors Président de la République, prononçait un discours lors de la commémoration de la Rafle du Vel d’Hiv’. Ce discours est maintenant dans les livres d’histoire, car ce fut la première fois que la responsabilité de l’Etat français fut officiellement reconnue. Pour la première fois le Président de la République, représentant de l’Etat donc, déclarait officiellement ce qui était déjà affirmé depuis plusieurs décennies par les historiens : Vichy avait eu l’initiative de l’arrestation arbitraire de milliers de Juifs ce 16 juillet 1942, ça n’avait pas été un ordre contraint par le régime nazi.

Or voilà, en 1942 Vichy est l’Etat officiel de la France puisqu’il a été mis en place légalement : c’est le Parlement qui avait voté les pleins pouvoirs à Pétain en juillet 1940, mettant ainsi fin à la IIIe République et instaurant le régime de Vichy.

Exilé à Londres dès juin 1940 pour continuer le combat contre l’Allemagne aux côtés des Britanniques, Charles De Gaulle considérait de son côté que Vichy n’était pas l’Etat légitime puisqu’il avait accepté de se rendre à l’Allemagne.

Mais légitime ou non, le pouvoir de Vichy n’en était pas moins légal. C’était donc lui qui représentait l’Etat français.

Après la Libération de la France par les Alliés en 1944, l’objectif premier de De Gaulle fut de reconstruire le pays et éviter une guerre civile entre résistants et collabos, les épurations sauvages (assassinats, tontes de femmes) ayant déjà lieu. Dès son discours à la libération de Paris et son célèbre « Paris outragé, Paris brisé, Paris martyrisé, mais Paris libéré ! », De Gaulle joua donc la carte du rassembleur : il désigna les Français comme des résistants aux nazis et au Régime de Vichy, et présenta le mouvement résistant qu’il dirigeait à Londres comme le seul Etat légitime et réel de la France pendant la guerre, Vichy n’étant qu’un régime usurpateur. Présenter le rôle de la France pendant la guerre sous un jour actif et glorieux était en effet nécessaire selon lui pour aider le pays et sa population à se reconstruire, mais aussi pour assurer à la France un siège parmi les pays alliés qui avaient combattu l’Allemagne, et qui maintenant organisaient la reconstruction politique et économique de l’Europe. Il faut admettre, c’est vrai, qu’il était sans doute plus facile de se faire une place à la table des Alliés en apparaissant comme un peuple de résistants de la première heure que comme un peuple soumis par les nazis et gouverné par un régime collabo…

Cinquante ans plus tard, le fait qu’un Président de la République déclare que Vichy était l’Etat français et que c’était donc l’Etat français de l’époque qui avait été responsable de la rafle des Juifs en juillet 1942 fut une étape importante dans la mémoire de l’Occupation en France. Il s’agissait de reconnaître officiellement les deux volets majeurs (mais pas uniques) de la période d’Occupation : la Résistance et la Collaboration.

Voilà pour les faits.

Déformer pour mieux critiquer

Revenons en 2017 aux propos de Marine Le Pen au micro du Grand Jury.

Ceci est très un bel exemple de récupération politique et à plus d’un titre. Voici pourquoi.

« Je pense que la France n’est pas responsable du Vel d’Hiv’. […] S’il y a des responsables, ce sont ceux qui étaient au pouvoir à l’époque. Ce n’est pas LA France. Ce n’est pas LA France. »

Pour Marine Le Pen « la France » n’est pas responsable de la Rafle. Par « France », il faut ici comprendre la population française, passée et actuelle, mais aussi la République française et ses valeurs. Elle précise que les responsables de cette rafle sont « ceux qui étaient au pouvoir à l’époque », autrement dit le gouvernement de Vichy. C’est vrai, jusque là tout va bien.

Mais ce qui est aussi sous-entendu, c’est que Chirac aurait reconnu en 1995 que la population française avait été responsable de la Rafle et non « ceux qui étaient au pouvoir à l’époque ». Or ça, c’est totalement faux. Voici un extrait de son allocution (extrait à o,50′ de la vidéo), la version écrite intégrale est disponible sur wikisource.

« Ces heures noires souillent à jamais notre histoire, et sont une injure à notre passé et à nos traditions. Oui, la folie criminelle de l’occupant a été secondée par des Français, par l’État français. Il y a cinquante-trois ans, le 16 juillet 1942, 450 policiers et gendarmes français, sous l’autorité de leurs chefs, répondaient aux exigences des nazis. »

Jacques Chirac n’a fait que parler de « l’Etat français » et « DES Français » pour désigner les responsables de la rafle, à aucun moment de la population française. Il a d’ailleurs rappelé plus loin la place de la résistance face à ce régime antirépublicain et à l’Allemagne nazie au sein de la population française.

« Certes, il y a les erreurs commises, il y a les fautes, il y a une faute collective. Mais il y a aussi la France, une certaine idée de la France, droite, généreuse, fidèle à ses traditions, à son génie. Cette France n’a jamais été à Vichy. Elle n’est plus, et depuis longtemps, à Paris. Elle est dans les sables libyens et partout où se battent des Français libres. Elle est à Londres, incarnée par le Général de Gaulle. Elle est présente, une et indivisible, dans le cœur de ces Français, ces « Justes parmi les nations » qui, au plus noir de la tourmente, en sauvant au péril de leur vie, comme l’écrit Serge Klarsfeld, les trois-quarts de la communauté juive résidant en France, ont donné vie à ce qu’elle a de meilleur. »

La seule fois où Jacques Chirac a utilisé le mot « France » dans son discours pour désigner les responsables de la rafle, ce fut par opposition à l’Allemagne, pour signifier que l’arrestation de milliers de Juifs en juillet 1942 avait été une initiative du gouvernement français.

« La France, patrie des Lumières et des Droits de l’Homme, terre d’accueil et d’asile, la France, ce jour-là, accomplissait l’irréparable. Manquant à sa parole, elle livrait ses protégés à leurs bourreaux. »

Marine Le Pen est donc d’accord avec les propos de Jacques Chirac, Vichy était le responsable de la rafle. Quel intérêt alors de les déformer et les critiquer ?

L’histoire pour comprendre le monde façonner de bons nationalistes

« La France a été malmenée dans les esprits depuis des années. On a montré qu’ils avaient toutes les raisons de la critiquer. De n’en voir que les aspects historiques les plus sombres. »

Si Marine Le Pen a déploré le discours de Chirac sur lequel on l’interrogeait, c’est tout simplement pour servir un objectif politique précis : dénoncer ce qui serait une tendance actuelle à ne mettre en avant que les parts sombres de l’histoire de France, et dénigrer les épisodes victorieux où la France s’est montrée au-dessus des autres pays, des autres nations (les conquêtes des rois et empereurs français, les grandes batailles, les grands personnages, etc.).

Dans le cadre de la Seconde Guerre mondiale, ce que certains, dont les frontistes, reprochent aux historiens, aux politiques et aux programmes scolaires, est de ne pas faire la part belle à la Résistance et trop se focaliser sur Vichy et la collaboration. Les allocutions comme celles de Jacques Chirac sont ainsi vues comme des repentances excessives et néfastes à la nation et au sentiment patriotique français.

Pourquoi ?

« Je veux [que les Français] soient à nouveau fiers d’être français. Parce que je pense que ce lien d’amour qui existe entre les Français et la France, c’est un lien qui est fondamental. »

Ah nous y voilà !

La question sur le discours de Chirac n’était en fait qu’une opportunité pour mettre en avant une des propositions du programme présidentiel du Front national : la promotion du roman national.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

Pour faire court, c’est une idée qui hérisse le poil de beaucoup d’historiens. Il s’agit de considérer l’histoire comme une succession de dates et de personnages marquants illustrant la grandeur de la France et sa place dans l’histoire et dans le monde. Comment ? En élaguant ou survolant tout ce qui ne renverrait pas une image glorieuse de passé de la France, afin que les Français puissent cultiver un amour pour l’histoire de leur pays, leur culture, leurs racines et donc développer un sentiment patriote. En un mot, enseigner l’histoire serait avant tout enseigner l’amour de la patrie. On est très loin de l’idée que je me fais de l’histoire, du développement de l’esprit critique, de l’étude objective et plurielle d’une période, d’un thème, la contextualisation d’un événement, etc.

Pas de chance pour Marine Le Pen, s’indigner contre la repentance excessive des politiques et de la société vis-à-vis de l’histoire en choisissant de critiquer le discours de Chirac, alors qu’elle défend ensuite exactement le même point de vue que lui (« les responsables sont ceux qui étaient au pouvoir à l’époque »), ce n’était peut-être pas la meilleure stratégie.

Tout du moins si elle s’était adressée à une assemblée d’historiens.

Or l’interview s’adressait à l’ensemble de la population française, donc majoritairement des personnes qui n’avaient pas entendu ou vu l’allocation de Chirac depuis 22 ans, voire même jamais. Et c’est bien normal. Tout le monde n’a pas eu l’occasion de suivre des années de cours d’histoire à la fac, sur la Seconde Guerre mondiale notamment, ni d’en faire son métier ensuite. Pour ma part, la dernière fois que je l’avais eu sous les yeux ce discours c’était en septembre dernier, normal donc si j’ai pu aussitôt voir la récupération politique derrière les phrases bien tournées.

Je tiens tout de même à préciser qu’il ne s’agit pas là de révisionnisme, comme j’ai pu le voir dans des commentaires ou articles sur internet. Marine Le Pen n’a pas remis en question le rôle de Vichy dans la Rafle, ce n’est pas ça le problème. En revanche elle a déformé des propos pour servir son argumentation, et ça c’est peut-être plus dangereux parce que plus sournois et difficile à déceler quand on ne connait pas le sujet.

Pour résumer, la prochaine fois que vous croiserez des punchlines bien trouvées contre des déclarations ou gestes de personnalités politiques ou publiques, vérifiez qu’ils n’ont pas été déformés, tronqués ou sortis de leur contexte. Déformer l’histoire est un bon moyen de briller en société, à condition de s’adresser à des ignorants.

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« Pourquoi l’histoire ? » C’est la dernière question qu’on me posa lors d’un entretien d’embauche il y a quelques mois. Pourquoi j’ai choisi d’étudier l’histoire ? Il y a quelques années, j’aurais simplement répondu parce que j’aime l’histoire, comme j’aime les romans. Mais aujourd’hui, avec un master recherche dans ma valise, ça m’apparait clairement : l’histoire, c’est le premier pas pour qui veut changer le monde... En savoir plus sur Laëtitia & Nota Bene

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